Le dur apprentissage du parler «social» dans les entreprises
Droits de l'homme · Sous la pression des ONG, Migros, Nestlé,
Novartis, ABB ou l'UBS ont appris à dialoguer et à réciter les droits
de l'homme. Les grosses boîtes suisses sont-elles pour autant devenues
des entreprises responsables? Un chercheur mène l'enquête.
Gilles Labarthe
A défaut de promouvoir les droits de l'homme dans les pays pauvres,
les entreprises suisses ont au moins appris à parler «social». C'est ce
qui ressort d'une étude (1) réalisée par un chercheur en sciences
politiques, issu de l'Université de Genève. Antoine Mach a mené
l'enquête auprès de 10 géants de l'industrie et de la finance pour
tenter de mesurer leur souci des droits humains. Le verdict ne surprend
pas: «Aucune entreprise suisse n'est prête à lâcher un marché qui lui
paraît rentable, même sous la pression des ONG, reconnaît le consultant
en investissement durable. Les entreprises réagissent à leur façon, là
où ellesvoient une convergence entre leur intérêt et celui des droits
de l'homme».
Banques
réticentes
Ces dernières années, une poignée de sociétés ont cependant pris
des initiatives en faveur du développement, sans avoir été forcément
sous le feu des critiques. Au terme de confrontations parfois pénibles,
elles ont établi des clauses sociales, des labels équitables ou
collaboré avec des ONG pour réaliser des projets «propres». C'est le
cas pour Migros (distribution de produits Max Havelaar), Veillon (suite
à la campagne «clean clothes») ou Coop (tourisme sensible en Birmanie).
Les poids lourds de la place financière, par contre, ont encore une
forte tendance à traîner.
«Le secteur le plus difficile à mobiliser sur la question des droits de
l'homme reste celui des banques», constate Antoine Mach, qui s'est heurté
à des résistances lors de son investigation, effectuée pourtant avec le
soutien de la Confédération et pour la fondation Antenna
Internationale. «Plusieurs entreprises ne voulaient pas me voir. D'autres,
comme Nestlé, ont d'abord répondu de manière agressive avant d'accepter
un débat sur les problèmes d'éthique».
Dans le domaine de la défense des droits de l'homme, le rôle
dénonciateur et incitateur des ONG conserve en Suisse toute son
importance. Certes, «Nestlé n'a jamais voulu limiter ses ventes de lait
en poudre pour satisfaire les ONG qui critiquaient ce type de
commerce», relève le consultant, même si les boycotts l'ont obligée à
revoir la promotion et l'écoulement de son produit. Mais les campagnes
lancées par les oeuvres d'entraide débouchent souvent sur des accords,
des codes de conduite ou la création de fonds de soutien.
«Toutes les entreprises interrogées ont établi des partenariats avec
les ONG, au moins sous la forme de donations. Et de plus en plus, sous
la forme de sponsoring. Les entreprises ont besoin de s'associer au
capital de sympathie des associations», analyse Mach.
De manière générale, «les sociétés les plus critiquées sont aussi
celles qui réfléchissent le plus à la manière de communiquer les
retombées positives de leurs activités économiques sur les pays
pauvres» précise le consultant, en citant ABB, UBS et Nestlé (lire
ci-dessous). De même les banques discutent maintenant avec Transparency
International - une ONG qui lutte contre la corruption - concernant la
fuite des capitaux.
Comment évaluer la performance réelle des entreprises en matière de
droits de l'homme, ou leur degré de pollution sociale dans les pays du
Sud? Antoine Mach propose de créer un «éthicomètre». A partir de bases
de données économiques et sociales, l'appareil devra mesurer le niveau
de responsabilité des entreprises. Dans l'idéal, «il faudrait se rendre
dans chaque filiale, auprès de chaque fournisseur, de chaque
interlocuteur, de chaque consommateur de l'entreprise», reconnaît le
chercheur.
Un travail de titan. Le champ d'activités de nos multinationales est
vaste. Accès aux médicaments essentiels dans les pays pauvres,
conditions de travail dans les industries textiles, catastrophes
chimiques, impact social des projets pétroliers et miniers, organismes
génétiquement modifiés, lutte contre le blanchiment d'argent sale...
demander aux entreprises suisses de respecter les droits universels
restent un chantier en constante évolution.
La Confédération pourrait cependant utiliser cet éthicomètre comme
nouvel instrument de mesure, notamment au sein de la Garantie contre
les risques à l'exportation. L'image de la Suisse à l'étranger dépend
aussi de la réputation de ses entreprises. GL/InfoSud
(1) Antoine Mach, «Entreprises suisses et droits de l'homme. Confrontations
et partenariats avec les ONG», Editions universitaires, Fribourg, 2001.
Engagement social ou
relations publiques?
Le langage du développement est entré dans les moeurs. Les
industries cherchent elles aussi à faire connaître leurs bons offices. Notamment
sur les sites Internet, où les multinationales vantent les retombées
positives de leurs activités dans les pays pauvres. On connaît certains
arguments: «création d'emplois, commercialisation de biens et services,
participation au développement des infrastructures, collaboration avec
l'économie locale» sont mentionnées pour prouver la «responsabilité
sociale» des entreprises. Pour défendre la construction très controversée
du barrage des Trois-Gorges en Chine, ABB admet que son rôle «n'est pas
de s'occuper de l'homme de la rue», mais parle maintenant de «droit à
l'électricité». Nestlé, qui estime n'avoir aucun besoin de «faire du
marketing social ou éthique», vante par ailleurs sa nouvelle eau
minérale «abordable pour les consommateurs des pays en développement»
et défend le «droit au lait en poudre». D'autres sociétés, comme The
Body Shop ou Benetton, lancent leur propre campagne pour dénoncer les
injustices à travers le monde. Encore faudrait-il apprendre à passer de
la communication à l'action. De nombreux observateurs estiment que
l'engagement social des entreprises se limite trop souvent à des
opérations de relations publiques. GL / InfoSud
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